"Fleurs desséchées,
Vase poussiéreux ébréché.
Dormez, mortels."

Un léger souffle entra dans la pièce par la fenêtre à peine entrouverte. La poussière était si épaisse qu’elle ne frémit même pas. Seules quelques toiles d’araignée frissonnèrent au passage de l’air froid.

Je portai la main devant mon visage pour me protéger.

Le spectacle qui s’offrait à moi me rappelait un vieux cimetière que j’avais visité dans mon enfance. Tout semblait être à sa place, mais le temps était suspendu.

La table du salon, au bois caché par un drap grisé d’être resté trop longtemps sans bouger, trônait encore au milieu de ce chaos. Elle était peut-être le seul vestige qui tenait encore réellement debout, mais je ne tenais pas à aller vérifier.

Le canapé avait perdu toute sa prestance. Ses coussins étaient délavés et à moitié déchirés par l’usure du temps, les araignées ayant tenté de réparer ce qui pouvait l’être, en vain.

 

Je laissai un sanglot s’étouffer dans ma gorge. Je n’étais pas venue pour pleurer, j’avais bien trop de choses à régler pour me laisser aller à quelques sentiments qui s’étaient évaporés en même temps que ma vie d’avant.

L’enfance était bel et bien finie, même si tous mes souvenirs affluaient à la vue de ces murs qui m’avaient protégée pendant si longtemps.

Ma grand-tante avait été la seule famille qui me restait, et elle n’était plus. Ça faisait déjà quelques années, mais je venais de l’apprendre. Et c’était à moi de remettre de l’ordre et de vendre cette maison dans laquelle j’avais vécu ce que je pensais être les plus belles années de ma vie. L’insouciance qui était mienne durant ces courtes périodes de vacances restait gravée dans ma mémoire comme la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.

Mais aujourd’hui, tout était différent.

Mon regard se promena de la fenêtre à la cheminée, et des tableaux jusqu’au sol. Rien n’avait changé. Cette maison n’avait pas connu la vie depuis de nombreuses années, mais elle aurait pu rester vide.

Au lieu de ça, toutes les présences que je percevais faisaient monter mon angoisse au fur et à mesure que je me tenais là.

Je fermai les yeux et me concentrai. À chacune de mes respirations, je sentais une nouvelle âme errante près de moi. Au bout de quelques minutes, il me semblait que la pièce était entièrement emplie de ce que j’étais seule à voir.

Personne ne bougeait. Les âmes devaient être plus effrayées que moi, se découvrant l’une après l’autre au même endroit.

Quand j’ouvris les yeux, je n’eus pas à retenir un sursaut. J’étais habituée, depuis le temps, à ce que j’allais trouver en face de moi, mais si je devais être surprise, je ne le cachais plus. Un fantôme apeuré est bien plus dangereux qu’un fantôme étonné.

Et ils sentent toutes nos émotions.

Essayez de masquer votre peur, votre colère ou votre joie, et vous serez entourés d’âmes qui voudront les faire sortir de vous. Montrez ce que vous éprouvez, sans crainte et sans honte, et les fantômes vous regarderont comme leur étoile. Ils seront attirés, non pas par une envie de vous posséder pour vous libérer de vos entraves, mais par le besoin de voir votre lumière d’encore plus près.

Le fait que je sois capable de les voir rendait ma tâche bien plus facile. Sachant qu’ils m’observaient, je me ravisai et laissai sortir le sanglot que je voulais définitivement tuer.

Les âmes se rapprochèrent. Les corps impalpables dont elles étaient pourvues dansèrent autour de moi, dans une lente chorégraphie aérienne.

Je tendis les mains pour essayer de les toucher, mais je savais que je n’y arriverais pas. Elles n’existaient plus que par la force de leurs pensées, elles n’étaient que souffles d’espérance pour ce qui restait de leur conscience. Et moi, faite de chair et d’os, je gardais, enfermés, mon âme et mon esprit, les tenant jalousement cachés pour qu’elles ne s’en emparent pas.

 

Je reculai d’un pas pour amener les âmes dans ma direction, dégageant de ce fait la fenêtre entrouverte.

Le ciel se couvrait de nuit, et les feuilles aux couleurs de l’automne prenaient progressivement la même teinte grisâtre, tandis que la lune s’allumait au fur et à mesure que le soleil s’éteignait.

Je glissai le long des murs, frôlant les toiles, peintes ou pièges à insectes trop curieux, ralentissant à chaque meuble à contourner. Les fantômes ne m’avaient pas lâchée du regard, mais ils ne bougeaient plus. Je leur avais donné ce qu’ils attendaient le plus en leur offrant un peu de mes émotions ; ils devaient être rassasiés pour quelques minutes au moins.

Il me fallait simplement atteindre la fenêtre.

Il ne me restait qu’à passer devant la cheminée où trônait le vase préféré de ma grand-tante. Autant, jadis, il était d’une beauté à couper le souffle, avec ses émaux brillants qui ressortaient sur le noir de son ventre, autant, aujourd’hui, ses fêlures n’avaient rien à envier aux poutres du plafond. Il était tout aussi ruines que le reste de la maison. Il n’avait fait qu’un avec elle lorsqu’elle vivait encore, il faisait un avec elle maintenant qu’elle était morte.

J’atteignis enfin mon but et repris ma respiration. Les fantômes avaient tourné sur eux-mêmes pour ne jamais me perdre de vue. Je n’aspirais pas à les faire disparaître, je devais simplement les faire partir pour qu’ils rejoignent le lieu auquel ils étaient censé appartenir.

Cette maison n’était pas pour eux. Ils devaient la quitter pour de bon.

 

Le vieux rideau, voile blanc transparent qui ne cachait que l’intérieur tout en laissant passer une faible lumière du jour, était recouvert d’une couche de poussière qui le rendait presque complètement opaque. Il me fallait impérativement le tirer pour permettre à la lune de briller plus fort que moi aux yeux des âmes, mais je n’osais pas le toucher.

Cette légère crainte qui s’empara alors de moi déclencha une avalanche de réactions. Je ne la montrai pas, ce que les fantômes ressentirent immédiatement.

Un par un, puis tous ensemble, ils furent comme happés vers moi. Je pouvais bouger, mais ils me suivraient. Alors je restai sur place, figée, attendant que l’un d’entre eux, peut-être, prenne possession de tout mon être ; car c’était bien là ce qu’ils souhaitaient plus que tout, désormais.

Fort heureusement, ils étaient si nombreux qu’ils ne purent m’atteindre.

Constatant qu’ils ne pouvaient s’emparer de mon corps, je respirai de nouveau, laissant échapper la peur qui m’avait un instant assaillie, si fragile eût-elle été. Je savais que le répit serait de courte durée, mais je devais à tout prix l’utiliser en ma faveur.

Je me résolus à faire un pas de côté, me collant au voile empesé de poussière. Les chatons s’envolèrent brusquement avant d’atterrir sur mes cheveux, me recouvrant d’une fine ouate grisâtre. Instantanément, je me mis à éternuer.

Les fantômes reculèrent, surpris. J’en profitai pour faire ce que j’avais prévu et me tournai face à la fenêtre, puis tirai le rideau jusqu’à l’ouvrir entièrement.

La lune n’était pas encore la pleine maîtresse du ciel pratiquement obscurci, aussi je soupçonnais les âmes de ne pas être suffisamment influencées par sa lumière opalescente.

 

Ne voulant pas me retourner trop rapidement, je regardai quelques instants le jardin. Même sous la clarté crépusculaire, il n’avait pas perdu de son charme. Si la maison était morte, lui était resté bien vivant, ses fleurs et ses arbres s’épanouissant toujours autant.

Je réalisai alors que la seule qui avait vraiment changé, c’était moi. J’avais grandi. J’avais expérimenté. J’avais été heureuse. J’avais aussi souffert. Et j’étais revenue où tout avait commencé, là où j’avais réellement découvert la vie, la vraie, celle où le sourire est le seul vêtement qui convient, celle où l’émerveillement est la plus pure des récompenses.

L’air frais continuait à filer à travers la fine ouverture de la fenêtre, et je commençai à frisonner.

Je me décidai enfin à faire face à ce qui m’attendait. Le rideau était entièrement ouvert, mais aucun rayon de lune n’entrait dans la maison. Les âmes me regardaient comme si rien d’autre que moi n’existaient pour elles.

Je pris une grande inspiration. Je ne pouvais pas aller vers elles, sinon elles se détourneraient du but que je leur avais fixé.

Il ne me restait qu’à sortir, et alors elles me suivraient du regard jusqu’à ce que la lune prenne ma place et les guide vers l’ailleurs.

Je tirai le panneau de la fenêtre qui était entrouvert et glissai mon bras à l’extérieur, avant de le rentrer brusquement.

Dans l’air frais du jardin, je ne le voyais plus. Comment était-ce possible ? J’étais entrée ici, j’étais passée par l’avant de la maison, j’avais franchi la porte, mais, si je le mettais dehors, mon bras disparaissait.

La peur me saisit bien plus fort que je ne l’aurais imaginé.

Instantanément, je me retrouvai encerclée. Des yeux vaporeux étaient rivés sur moi, attendant un seul mouvement de ma part pour se laisser emporter et me réduire tout entière à l’état de marionnette.

Pour la première fois depuis longtemps, je n’arrivais plus à contrôler les émotions qui m’étreignaient. Elles se montraient, puis s’enfouissaient au fond de mon esprit, dans un lent va-et-vient de pensées qui me submergeaient.

Comme s’ils accompagnaient ce contre quoi je peinais à lutter, les fantômes se mirent à osciller en suivant le même rythme à la cadence lourde. Tel le balancier d’une comtoise au bois vermoulu par le temps, ils allaient, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon que ma peur tentait de sortir ou de se cacher.

Incapable de comprendre ce qui m’arrivait, je voulus recommencer et remis mon bras dehors. Il était impossible qu’une telle chose se produise, aussi me frottai-je les yeux plusieurs fois pour être certaine de bien voir. Mais rien n’y changea.

Quoi que je fasse, que je ne sorte que la main ou le bras tout entier, aucune partie de mon corps ne semblait exister à l’extérieur de la maison.

Le poids des âmes qui se pressaient maintenant contre moi devenait de plus en plus lourd, et je sentis ma respiration se saccader. Je ne savais pas si l’angoisse m’étreignait avec trop de force ou si les fantômes se nourrissaient de cette peur viscérale que je n’avais encore jamais connue.

Ne pouvant plus le supporter, je pris la seule décision qui me paraissait acceptable, et j’enjambai le rebord de la fenêtre.

Les fantômes tendirent leurs bras impalpables vers moi, ne faisant que m’effleurer avant de partir en fumée puis de reprendre leur forme spectrale.

Je jetai un dernier coup d’œil vers eux. Ils ne pouvaient me faire de mal, mais je n’étais plus capable de réfléchir avec discernement. L’étau de terreur qui enserrait mon esprit m’empêchait de peser avec raison ce qui m’entourait.

C’en était trop.

Sans même le réaliser, je me retrouvai par terre dans le jardin. Je regardai discrètement vers la fenêtre et compris avec soulagement que les fantômes ne m’avaient pas suivie. Je ne m’étais pas trompée sur ce point.

Il ne me restait plus qu’à fuir. J’ignorais pourquoi c’était devenu si pressant pour moi, mais je ne souhaitais plus qu’une seule chose, m’éloigner le plus possible de cette maison.

 

Mes souvenirs d’enfance remontèrent alors comme une vague puissante qui emporte tout sur son passage.

Je me revoyais, trop petite pour comprendre, tenir une conversation avec une fillette de mon âge, dans le grenier qui me servait de salle de jeux. Je lui offrais une tasse de thé, et je la regardais boire en écoutant les histoires qu’elle aimait me raconter.

Je me souvenais de ses longs cheveux ondulés qui semblaient flotter alors qu’il n’y avait pas de vent, de sa robe aux multiples épaisseurs qui tournoyait tout autour d’elle quand elle se mettait à danser. C’était la seule véritable amie que j’avais jamais eue. Mais elle m’avait interdit de parler d’elle. Elle voulait rester mon secret.

Et je lui avais obéi.

Même lorsqu’elle m’avait demandé une mèche de mes cheveux en échange d’une des siennes. Qu’avais-je à perdre ? J’avais emprunté une lourde paire de ciseaux dans la cuisine et avais taillé une poignée de ma chevelure pour l’offrir à mon amie. Elle en avait fait de même et, ensemble, nous avions noué la mèche reçue en cadeau sur nos têtes respectives.

Le frisson que j’avais ressenti à ce moment-là n’avait plus connu son pareil. Il m’avait semblé entrer dans une autre vie, et tout était devenu beau à mes yeux.

Plus grande, même mes douleurs m’avaient parues moins dures à porter.

Avais-je réellement été seule ? Les cheveux de mon amie m’avaient-ils aidée à supporter le plus difficile ?

 

Maintenant que j’étais en sécurité hors de la maison, je souris. Je reprenais progressivement mes esprits et me sentais bien plus rassurée.

Le froid saisonnier se rappela à moi, mais je n’avais pas pris mon manteau avant de sortir. L’idée de retourner dans la maison s’imposait, mais il n’était pas question que j’y retourne. Je trouverais ailleurs de quoi me réchauffer.

Un pas après l’autre, je m’écartais de ma vie d’avant. J’étais sereine, apaisée.

J’allais atteindre le premier arbre quand mon instinct me souffla de me retourner. Je ne m’étais pas tant éloignée que ça et pourtant, je savais que quelque chose nécessitait que je m’y attarde.

Je pivotai lentement et m’arrêtai, stupéfaite. Mon amie d’enfance était devant moi, aussi belle que dans mes souvenirs, ses cheveux toujours aussi bien coiffés.

Mais elle avait grandi.

Je savais, aujourd’hui, qu’elle n’était pas réelle, mais lorsque je l’avais rencontrée pour la première fois dans le grenier, j’étais persuadée qu’elle était faite de chair et d’os, tout comme moi. Je n’avais jamais douté de sa présence.

Mais si elle n’était plus humaine, pourquoi avait-elle changé ?

Elle me sourit et me montra une mèche de ses cheveux. Je ne les aurais pas remarqués si la lueur de la lune ne les avait pas éclairés à ce moment-là. Ils avaient une teinte légèrement différente et n’ondulaient pas dans le même sens que les autres.

Une fois encore, ma respiration se suspendit. Machinalement, je passai la main dans mes cheveux et attrapai tout naturellement la mèche que j’aimais tortiller autour de mes doigts quand je me sentais seule.

Je compris alors que l’échange que nous avions fait lorsque j’étais enfant avait dû sceller quelque chose entre nous.

Mon amie sourit de plus belle, découvrant ses dents en un rictus que je ne lui connaissais pas.

Je fis un pas en arrière, sentant un frisson remonter le long de ma colonne vertébrale.

Celle qui était maintenant une jeune femme s’avança vers moi, un bras tendu vers le mien.

Je me recroquevillai, voulant me protéger, et mes yeux tombèrent sur l’endroit où mes pieds auraient dû se trouver. Mais je ne les voyais plus.

De nouveau saisie par une peur incontrôlable et soudaine, je regardais mes bras sans les voir.

J’avais disparu.

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